Contrats informatiques : l’indivisibilité à la rescousse

Article publié dans le JCP Ed. E n°12, 19 mars 2009

Le crédit bail ou la location financière sont souvent utilisés pour financer des installations informatiques, coûteuses à l’achat et à l’entretien. Dans ces opérations, l’entreprise cliente conclut des contrats séparés avec des contractants distincts pour la fourniture du matériel et son financement.

Naturellement, un certain nombre de ces opérations n’aboutit pas : le matériel n’est pas livré ou est mal installé, le prestataire n’assure pas la maintenance convenue ou cesse de fournir les consommables prévus, etc.

En présence d’un contrat unique, conclu avec un prestataire unique, l’inexécution se résout par une rupture du contrat ainsi que par des dommages et intérêts, le cas échéant. Dans une situation tripartite, faisant appel à un financement tiers, la défaillance du prestataire entraîne une difficulté : le contrat de financement du matériel devient non seulement inutile mais également préjudiciable au client, qui doit payer des mensualités pour une installation inutilisable. Il a donc un intérêt évident et pressant à s’en délier. De son côté, l’organisme de financement (ou bailleur), non défaillant, n’a aucun intérêt à accepter la rupture de son propre contrat, ce qui lui ferait perdre le bénéfice des mensualités prévues.

En vertu du principe de l’effet relatif des contrats prévu à l’article 1165 du code civil, chacun des contrats est autonome et doit être exécuté indépendamment l’un de l’autre. Pourtant, la jurisprudence est aujourd’hui constante pour reconnaître, dans certaines conditions, l’existence d’ensembles contractuels indivisibles entraînant la disparition en cascade des contrats en cas d’inexécution de l’un d’entre eux. Ainsi, dans un arrêt récent du 28 mai 2008, la Cour de cassation a réaffirmé l’existence de l’indivisibilité entre un contrat d’abonnement de télésurveillance et le contrat de location financière afférent, jugeant que « le crédit bail (?) n’avait aucun sens sans les prestations d’installation et de maintenance du matériel » (Cass. Civ. 1ère 28 mai 2008 Mme Deprez c/ Sté Groupe Protecnicom France et autres, n° 07-10.786, juris-data n° 2008-044144).

La théorie de l’indivisibilité a cependant des limites. Elle n’est retenue par les tribunaux qu’en présence d’une série de critères (1). Elle pose, également, le problème de la préservation des intérêts contradictoires entre un client floué et un organisme de financement qui n’a commis aucune faute (2). De cette étude peuvent être tirées des pistes pour conduire au mieux un contentieux ou, en amont, négocier les contrats en toute connaissance de cause (3).

1/ La notion d’ENSEMBLE CONTRACTUEL INDIVISIBLE

La qualification de l’indivisibilité est une question de fait qui relève de l’appréciation souveraine des juges du fond : les juges apprécient l’indivisibilité en combinant l’analyse de la commune intention des parties (1.1) avec un examen du contexte de l’opération (1. 2).

1.1 – L’interprétation de la volonté des parties

L’indivisibilité peut ressortir des stipulations contractuelles, qui démontrent la commune intention des parties de lier les contrats entre eux. Un arrêt de la cour de cassation dit « Gaz de France » rendu le 4 avril 2006 est souvent mis en avant par les auteurs pour illustrer la consécration de cette approche dite « subjective ». Dans cette affaire, une société avait conclu un contrat d’exploitation de cinq ans avec un client, pour le chauffage d’un hôpital militaire, et un contrat d’approvisionnement en gaz avec GDF, d’une durée de trois ans. Le client a rompu le premier contrat et la société a demandé la rupture subséquente du contrat GDF. Les juges ont décidé que les deux contrats « concouraient sans alternative à la même opération économique » par l’analyse des termes du contrat GDF : ce contrat prévoyait l’affectation du gaz fourni au chauffage de l’hôpital militaire et sa seule cause résidait dans l’exécution des prestations de chauffage au bénéfice du client (Civ. 1ère 4 avril 2006, Ets Gaz de France c/ Sté Elyo, n° 02-18.277, Bull. Civ. I n° 190 p. 166). De nombreuses décisions illustrent cette approche.

L’indivisibilité peut résulter d’éléments communs aux contrats tels que : identité d’objet, de durée, prix global couvrant la rémunération des deux intervenants (Com. 28 mai 2008, n° 07-10.786, précité), signature concomitante des deux actes (Com. 14 mars 2000, SARL Loveco c/ SARL Gefiscope et a., n° 97-15.783), etc.

Toutefois, aucun de ces indices n’est déterminant. Ainsi, dans l’affaire « Gaz de France », les juges ont écarté l’argument selon lequel les contrats étaient conclus pour des durées différentes, cette différence tenant à « des raisons propres à la qualité et à la puissance économique et juridique du partenaire » (Civ. 1ère 4 avril 2006 précité).

L’indivisibilité peut également résulter d’éléments démontrant l’imbrication du fonctionnement des contrats : encaissement des créances par l’un des intervenants pour le compte de l’autre (Com. 13 mars 2008, M. P. c/ Sté Grenke Location et a., n° 06-19.339, Bull. Civ. I n° 72), existence d’un mandataire commun auprès du client (Com. 15 janvier 2008, Sté Locam c/ SCP Taddei-Funel et a., ? série d’arrêts du même jour reprenant la même motivation), deux contrats de prestation traités comme un contrat unique assortis d’un loyer unique (CA Paris 25e B, 18 avril 2008, n° 05/14.303), etc.

Dans plusieurs arrêts du 15 janvier 2008, la cour examine la relation contractuelle selon la méthode du faisceau d’indices : « le bon de commande lie les deux contrats entre eux, en établissant, dès le départ des transactions, les conditions financières des deux contrats, qui ont été proposés à la signature du [client] par la même personne, mandataire commun [du prestataire et du bailleur], pour une durée identique et à des dates très proches ».

Dans l’une de ces affaire, le crédit-bailleur arguait que les contrats inexécutés par le prestataire (contrats de services pour l’exploitation du matériel financé par crédit-bail) ne pouvaient entraîner la rupture du contrat de crédit-bail, en l’absence de tout accord du bailleur pour créer un lien entre ces contrats, voire de toute connaissance de sa part sur l’existence de ces accords. La cour de cassation rejette le pourvoi du crédit-bailleur, en considérant qu’un tel examen est inutile, dès lors que la cour d’appel avait constaté la présence d’un mandataire commun entre le prestataire et le crédit-bailleur pour la conclusion de l’ensemble des contrats (Com. 15 janvier 2008, par exemple Sté Locam c/ Mme Grivel Dellilaz, n° 06-18.825).

Allant plus loin dans l’interprétation des contrats, les juges n’hésitent pas à écarter l’application d’une clause excluant expressément l’indivisibilité entre les contrats lorsqu’elle est « en contradiction avec l’économie générale du contrat » (Cass. com., 15 févr. 2000, SA CMV Financement c/ Soulard, n° 97-19.793, juris-data n° 2000-000488). La cour de cassation exige même des juges du fond qu’ils recherchent une éventuelle indivisibilité résultant des faits de l’espèce, même en présence d’une clause contraire, qui serait alors « en contradiction avec la finalité de l’opération, telle que résultant de la commune intention des parties » ! (Com. 24 avril 2007, Sté Vecteur Plus c/ Sté KBC Lease France, n° 06-12.443, juris-data n° 2007-038557).

De telles décisions opèrent un glissement, délaissant l’appréciation de la commune intention des parties, pour s’approcher d’une appréciation objective de la situation contractuelle.

1.2 – L’importance croissante de l’approche objective pour qualifier l’indivisibilité

Les juges s’attachent de plus en plus à analyser la finalité de l’opération économique envisagée. Cette approche a été posée d’une manière très claire dans un arrêt remarqué concernant, non un financement, mais un contrat de licence de logiciels accompagné de contrats de services, de formation et de maintenance (Com. 13 février 2007, SA Faurecia sièges d’automobiles c/ SAS Oracle France et autres, n° 227 FS-PBRI) : « Les quatre contrats litigieux étaient interdépendants, dans la mesure où ils poursuivaient tous le même but et n’avaient aucun sens indépendamment les uns des autres, les prestations de maintenance et de formation ne se concevant pas sans les licences sur lesquelles elles portaient et l’acquisition de ces licences par la société Faurecia n’ayant aucune raison d’être si le contrat de mise en ?uvre n’était pas exécuté. »

La cour semble consacrer cette approche dans deux arrêts du 13 mars et du 28 mai 2008, dans lesquels elle relève que les contrats de l’ensemble n’ont « aucun sens » l’un sans l’autre (Civ. 1ère 13 mars 2008, n° 06-19.339 ; 28 mai 2008, n° 07-10.786 précité).

Les deux arrêts précités sont rendus au visa de l’article 1218 du code civil. Ce texte dispose qu’une obligation divisible par nature peut être qualifiée d’indivisible si elle n’est « pas susceptible d’exécution partielle ». L’appréciation de la finalité de l’opération est donc la finalité telle que mise en place par contrat, et non pas purement in abstracto.

Ainsi, dans l’arrêt du 13 mars 2008, la cour de cassation qualifie l’indivisibilité en raison, non seulement d’une indivisibilité objective entre les contrats, mais également de la présence d’une clause fixant un prix unique et global pour le paiement du prestataire et du bailleur, qui est perçu puis reversé par le prestataire.

Dans l’arrêt du 28 mai 2008, la cour observe, au sujet d’une clause similaire, que cette stipulation est la conséquence de l’indivisibilité existant entre les contrats : « le crédit bail souscrit auprès [du bailleur] n’avait aucun sens sans les prestations d’installation et de maintenance du matériel contractuellement dues à l’utilisateur par [le prestataire], de sorte que le fait qu’un seul montant ait été stipulé à la convention passée avec [le prestataire], couvrant à la fois le prix des prestations de cette société et les loyers dus [au bailleur] était de nature à caractériser l’indivisibilité entre les deux contrats. »

Dans cette approche, les indices d’ordre subjectif pouvant combattre l’indivisibilité deviennent des arguments inopérants, ainsi que la cour d’appel de Rennes l’a clairement exprimé : « l’interdépendance n’implique pas que les parties l’aient stipulée ; (?) elle n’implique pas davantage que les contrats concernés aient été conclus le même jour et entre les mêmes parties et que leur date d’exécution soit identique » (CA Rennes 3 juillet 2008, L.L.T. c/ Sofimat, juris-data n° 2008-001543).

Les décisions antérieures n’allaient pas aussi loin mais raisonnaient davantage par l’absurde, en concluant à la nécessité de résilier le financement en raison de l’impossibilité d’assurer la prestation donnant sa cohérence à l’ensemble contractuel (Com. 15 février 2000, n° 97-19.793), ou l’usage particulier des matériels et logiciels objets du contrat (Com. 4 avril 1995, Sté CGL c/ M.K., n° 93-20.029/S : les matériels et logiciels donnés à bail ne pouvaient avoir « d’autre usage » que la diffusion d’images par le prestataire défaillant ; Paris 15e A, 4 février 2003, Mme J. et a. c/ SARL Ordinaloc, n° 2001/02448).

Cependant, les juges ne vont pas jusqu’à admettre l’existence d’un ensemble contractuel du seul fait d’un lien économique entre différentes conventions pour le client. Ainsi, l’inexécution de contrats de services, conclus avec le prestataire de services, aux fins d’exploitation du matériel financé par crédit-bail, n’entraîne pas la rupture du contrat de crédit-bail lorsque aucun indice ne peut « impliquer l’organisation préalable d’une collaboration entre le représentant de la société prestataire de services et le crédit-bailleur, ou, au moins, la nécessaire information de celui-ci sur les modalités et la finalité de l’opération envisagée dans sa globalité, et sa volonté de consentir son financement en considération des engagements pris en faveur du [client] par le fournisseur » (Com. 18 décembre 2007, n° 06-15.116 ; 15 janvier 2008, n° 06-15.127).

2/ LA RECHERCHE D’UN EQUILIBRE ENTRE LES INTERETS OPPOSES DU CLIENT ET DU BAILLEUR

Une fois qualifiée l’indivisibilité, les juges n’hésitent pas à résilier les contrats constituant l’ensemble. Cependant, les besoins du client s’arrêtent rarement à cette résiliation. En effet, il souhaitera bien souvent formuler des demandes indemnitaires ou de remise en état, qui devront s’articuler avec le contexte, en particulier avec l’éventuelle faillite du prestataire (2.1). De plus, il lui sera souvent nécessaire de s’opposer aux propres demandes indemnitaires du bailleur, fondées sur les conditions générales du contrat de financement (2.2).

A noter que le client n’est pas tenu d’une obligation de faire vivre l’ensemble ; le fait de refuser une substitution de contractant, faisant obstacle à la survie de l’ensemble, ne peut s’analyser comme une faute du client. Ainsi, plusieurs décisions parmi la série d’arrêts du 15 janvier 2008 ont cassé des décisions de juges du fond ayant jugé que, le client ayant reçu une offre de reprise du contrat de prestation de services par un tiers pour substituer le prestataire défaillant, et l’ayant refusée, il ne pouvait se prévaloir de l’arrêt des services pour obtenir la rupture du contrat de crédit-bail.

Selon la cour de cassation, pour fonder en droit une telle décision, la cour d’appel aurait dû rechercher si le client avait, dans son contrat initial avec le prestataire ou ultérieurement, « donné son consentement à une substitution de contractant » (Com. 15 janvier 2008, n° 06-15.120). Ainsi, la survivance du contrat par la reprise des engagements par un tiers ne peut être imposée au client.

2.1 – L’intérêt du client : remise en état et réparation

Les remises en état et la réparation des préjudices subis sont toujours des questions délicates en raison des montants en jeu ? en particulier lorsqu’est en cause une inexécution totale qui entraîne l’anéantissement rétroactif des contrats ? ou de l’insolvabilité du responsable ?lorsque prestataire fautif est en faillite. De plus, il convient de prendre en compte l’absence de faute des autres contractants, qui ne sauraient, pas plus que le client, supporter un préjudice du fait de la rupture.

La jurisprudence est particulièrement rigoureuse, et sévère pour les prestataires défaillants, puisqu’elle n’hésite pas à condamner le prestataire défaillant à réparer les préjudices subis par l’ensemble des autres intervenants (Com. 5 juin 2007, Sté FMI c/ Sté Exprim, n° 04-20.380 ; 13 février 2007, arrêt Faurecia précité ; Paris 25e A 28 janvier 2005, SA Grenke Location et a. c/ SARL SMC BPC, n° 03/15454).

Ainsi, dans l’arrêt Faurecia du 13 février 2007, la cour a condamné le prestataire, qui n’a exécuté aucune de ses obligations, à garantir le client, victime de l’inexécution, du paiement des sommes dues au créancier et à payer au même créancier le montant des prestations résolues.

Dans l’arrêt Exprim du 5 juin 2007, la cour a, d’une part, condamné le prestataire défaillant à supporter le montant des loyers postérieurs à la résiliation, et d’autre part, condamné le bailleur à restituer le bien objet du contrat au vendeur, le vendeur devant restituer son prix « sauf à diminuer celui-ci d’une indemnité correspondant à la dépréciation subie par le chose en raison de l’utilisation que l’acquéreur en a faite et à tenir compte du préjudice subi par l’acquéreur par suite de l’anéantissement de cet ensemble contractuel ».

2.2 – L’articulation avec l’intérêt du bailleur

Les décisions faisant porter la charge des réparations au prestataire, si elles ont le mérite de la rigueur juridique, ne sont pas toujours économiquement viables, notamment lorsque le prestataire est en faillite. Ainsi, mettre à sa charge l’ensemble des réparations et des remises en état ne permettra pas toujours aux autres parties, et notamment au bailleur, de sortir sans dommages de l’opération.

C’est pourquoi le contrat avec le bailleur transfère fréquemment la charge des risques sur le client, en prévoyant une clause pénale très élevée, pouvant aller jusqu’au montant du contrat restant à courir, s’appliquant dès l’interruption des paiements par le client ou en cas de rupture du contrat, pour quelque cause que ce soit.

La jurisprudence condamne les clauses prévoyant l’exigibilité immédiate des loyers en cas d’inexécution, résiliation ou annulation du contrat de prestation de services, en les qualifiant de contraires à l’économie générale du contrat en raison de l’indivisibilité des conventions (Com. 15 février 2000, n° 97-19.793 précité ; Com. 3 mai 2000, CMV C/ M.D., n° 98-18.782).

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Sur le plan pratique, dans les opérations complexes incluant un financement d’équipements informatiques, le client a généralement tout intérêt à constituer le maximum d’indices de l’indivisibilité des contrats.

Ces indices peuvent être, par exemple :

– Assurer l’information et l’implication du bailleur, en documentant la preuve que le bailleur a eu connaissance de l’opération dans son ensemble et, si possible, communication du contrat de prestation de services ;

– Créer un lien d’indivisibilité, au moyen d’une clause d’indivisibilité dans le contrat de financement. Si une telle clause n’est pas acceptée par les partenaires du client, la rédaction du contrat doit si possible faire ressortir l’existence d’un lien entre les contrats, afin d’établir la connaissance, par les uns et les autres, de ce qu’ils contractent dans le cadre d’un ensemble contractuel ? par exemple, par le rappel du contexte en préambule, par la détermination d’un prix unique, versé à l’un des deux partenaires pour le compte de tous, etc. ;

– Obtenir une garantie du prestataire, qui accepte de prendre en charge, contractuellement, les conséquences de sa propre défaillance vis-à-vis du bailleur.