Par Benjamin May (29/07/05)
La loi n° 85-660 du 3 juillet 1985 a fait entrer le logiciel dans la catégorie des oeuvres de l’esprit , lui conférant la protection par le droit d’auteur.
Afin de tenir compte de la dimension industrielle du logiciel, la Directive 91/250 du 14 mai 1991 concernant les programmes d’ordinateur a aménagé le régime de cette oeuvre spécifique. Par exemple, la rémunération proportionnelle de l’auteur a été assouplie en permettant les clauses de rémunération forfaitaire , le droit moral a été réduit à sa plus simple expression.
Dix ans après l’adoption dans notre droit de cette réglementation dérogatoire, la pratique a fait émerger un terme qui recouvre à peu près tous les actes commerciaux sur le logiciel : la « licence ».
Quoi de plus habituel, pour les juristes, les éditeurs et les clients, qu’une « licence de logiciel » ?
A bien y regarder, ce concept suscite pourtant de nombreuses questions. Un premier indice aurait pu attirer l’attention des praticiens : le vocable de « licence » n’est pas reconnu par les dispositions du Code de la propriété intellectuelle relatives au logiciel .
Qu’à cela ne tienne, les praticiens s’en remettront donc à la liberté contractuelle et modèleront les « licences » selon leurs propres besoins. Une fois encore, la lettre des textes sera dépassée par la réalité du marché !
Mais plusieurs décisions judiciaires récentes ont rappelé que la notion de « licence » était également inconnue des tribunaux, puisque ces derniers ont appliqué, tantôt le régime de la vente, tantôt celui du louage d’ouvrage, pour décider du sort des droits accordés au titre d’une « licence » de logiciel.
La « licence » de logiciel est-elle louage de « chose incorporelle », comme le suggère la doctrine en matière de licences de marques ou de brevets ? Un contrat sui generis ? Un terme de l’art désignant, pour les techniciens et les commerciaux, le nombre de copies en code objet pour lesquels un droit d’usage est concédé ?
1. Les idées reçues en matière de « licence » de logiciel.
1.1 Panorama
Grande est la tentation, pour le rédacteur d’une « licence » de logiciel, de bâtir son texte sur certaines idées communément admises : la « licence » ne transmettrait pas de droit réel ; elle porterait exclusivement sur des éléments incorporels.
Première idée reçue : la « licence » de logiciel s’opposerait à la « cession ».
C’est la « summa diviso » classique en matière de propriété intellectuelle : la cession transmettrait des droits réels, et serait soumise au régime de la vente , tandis que la licence porterait sur la concession de droits personnels (droit d’usage).
Or, cette distinction, pertinente en matière de marques et de brevets, ne résiste pas à l’analyse des dispositions du Code de la propriété intellectuelle en matière de logiciel : seul le terme de « cession » y est employé, et doit par conséquent englober des situations très disparates.
Une « cession » pourra par exemple être limitée dans le temps, dans l’espace, et être cantonnée à certains modes d’exploitation . Surtout, elle n’entraîne pas nécessairement la dépossession du « vendeur », puisqu’elle peut être stipulée à titre non-exclusif.
On ne peut donc soutenir que la « licence » transmettrait moins de droits que la « cession » : la « licence » de logiciel concédée pour le monde entier, pour la durée légale de protection du droit d’auteur, et pour l’ensemble des droits patrimoniaux accordés à l’auteur sur un logiciel, n’est-elle pas plus complète que la cession à titre provisoire, limitée à un ou plusieurs modes d’exploitation sur un territoire précis ?
Deuxième idée reçue : la « licence » de logiciel ne porterait que sur des éléments incorporels.
Les juristes considèrent souvent que la « licence » de logiciel aurait pour unique objet de transférer des droits sur des éléments incorporels, considérés comme une ?uvre de l’esprit.
Cette vision s’oppose en général à celle des opérationnels, pour qui la « licence » renvoie au nombre de supports sur lesquels est reproduit le logiciel ou, depuis l’avènement du téléchargement, au nombre de copies que le licencié est autorisé à installer. Cette analyse conduit certaines entreprises à parler de « location de licences », en référence à une convention de louage par laquelle le concédant met à disposition du licencié un nombre donné d’exemplaires du logiciel.
Appréhender la notion de « licence » exige de prendre en compte ces deux dimensions. Sous l’impulsion du droit communautaire, la composante matérielle du logiciel est constamment présente dans les dispositions du Code de la propriété intellectuelle : l’article L. 122-6 du Code de la propriété intellectuelle, pierre angulaire du droit dérogatoire du logiciel, prévoit l’épuisement des droits à la première vente d’un exemplaire d’un logiciel dans le territoire d’un Etat membre ou partie à l’Espace Economique Européen, organisé par l’auteur ou avec son consentement ; l’article L. 122-6-1 organise, pour la personne titulaire d’un droit d’utilisation sur le logiciel, le droit d’effectuer une copie de sauvegarde, etc.
1.2 La « licence » de logiciel recouvre des situations très diverses.
La « licence » de logiciel peut concerner des logiciels standard (ou progiciels), à savoir les programmes destinés à effectuer des tâches définies à l’avance et utilisables en l’état (ou moyennant des paramétrages limités) par des catégories d’utilisateurs. Dans ce cas, la « licence » est souvent consentie à titre non-exclusif et organise la concession d’un droit d’usage le plus limité possible. A l’inverse, lorsque la « licence » porte sur un logiciel spécifique ? c’est-à-dire développé « sur mesure », pour un utilisateur déterminé ?, le client souhaite souvent la obtenir le transfert de l’intégralité des droits, parfois à titre exclusif.
La « licence » peut également porter sur les logiciels dits « libres », c’est-à-dire les créations logicielles dont la copie, la distribution et la modification sont encouragées par les auteurs initiaux. Contrairement à ce que leur dénomination laisse penser, ces logiciels ne sont pas libres de droit : ils sont a priori éligibles à la protection par le droit d’auteur et ne sont pas dans le domaine public, mais leur exploitation est libérée des contraintes traditionnelles du droit d’auteur par les clauses insérées dans les « licences » .
Dans son périmètre, la « licence » peut porter sur des droits réels ou personnels ; elle peut être consentie à titre principal ou, dans le cadre d’un ensemble contractuel, comme l’accessoire d’une autre opération, par exemple une vente de matériels ou une prestation de service.
Ces situations disparates ont conduit les juges à puiser parmi les qualifications existant dans notre droit pour appliquer des règles très différentes à des conventions pareillement dénommées « licences ».
2. Quel régime juridique ?
2.1 Consécration jurisprudentielle de la vente
La vente connaît un certain succès dans deux types de licences de logiciels : celles portant sur les logiciels standard et celles considérées comme l’accessoire à des fournitures de matériels.
Dans un contrat portant sur l’« équipement et l’installation de logiciels et de matériels informatiques », la cour de Bastia a estimé que le logiciel fourni présentait des anomalies de fonctionnement, constituant un vice caché de la chose vendue, permettant au demandeur d’obtenir la résolution du contrat sous le visa des articles 1641 et 1644 du Code civil.
Dans un cas similaire, la cour de Paris avait également décidé d’appliquer à l’ensemble contractuel le régime de la vente, en estimant qu’au regard « de la dépendance de ces contrats [de mise à disposition de logiciels] avec ceux de fourniture de matériel qui en sont le support, les dispositions des articles 1641 et suivants du Code civil quant à l’appréciation des vices rédhibitoires sont seuls applicables ».
En généralisant, le régime de la vente pourrait donc être appliqué, avec une relative sécurité, dans les contrats (ou groupes de contrats) qui prévoient la fourniture de systèmes informatiques dans lesquels le fournisseur livre un ensemble comprenant du matériel, des progiciels et, le cas échéant, des développements spécifiques ? à la condition que le matériel et les progiciels constituent une part prépondérante dans le système fourni.
En matière de progiciels, plusieurs auteurs ont adopté une approche « matérialiste » et envisagé le régime de la « licence » centrée sur la vente d’exemplaires du logiciel . Les formules vagues utilisées par les éditeurs telles que « licence de droit d’usage » ou « concession de droit d’utilisation », pourraient donc relever du régime de la vente.
Cette approche n’est toutefois pas totalement satisfaisante au regard du droit d’auteur, puisque dans la plupart des licences de progiciels, les éditeurs réservent leurs droits de propriété intellectuelle, de sorte que ces « ventes » ne transfèrent aucun droit incorporel.
2.2 La tentation du louage de chose
Dans une espèce portant sur la fourniture d’un logiciel (qui n’était semble-t-il pas l’accessoire d’éléments matériels), la cour d’Aix-en-Provence a estimé que les désordres relevés par l’expert relevaient de la seule action en garantie des vices cachés en matière de vente.
Cette décision avait été critiquée par une partie de la doctrine , puisque la cour avait limité son raisonnement au terrain du droit de la vente, alors qu’il semblait également possible de raisonner sur le terrain du louage de chose. La solution eût radicalement changé le sort de l’affaire, puisqu’en l’espèce, la demande d’indemnisation a été déclarée irrecevable car introduite hors du bref délai en matière de vente (article 1641 du Code civil), alors que l’action n’eût pas été prescrite sous le visa de l’article 1721 du Code civil portant sur la garantie contra les vices cachés en matière de louage.
Or, il peut apparaître tentant de raisonner sur le terrain de la location en matière de « licence ».
Après tout, l’article L. 122-6 du Code de la propriété intellectuelle ne distingue-t-il pas les termes de « location » et de « vente » des exemplaires d’un logiciel ?
L’introduction de la notion de « location » permet à l’auteur d’interdire à l’acquéreur de son ?uvre qu’il en dispose librement, et justifie qu’il perçoive une rémunération continue pendant l’utilisation du logiciel, sous forme de redevance.
La qualification de louage de meuble incorporel est communément admise par la doctrine , qui hésite toutefois à adopter sans réserve l’analogie avec les contrats de louage de choses. Il est vrai que dans le cas d’une « licence », sauf lorsqu’elle est consentie à titre exclusif, le loueur ne se dépossède pas du bien puisqu’il conserve la possibilité de la louer à d’autres utilisateurs.
Il reste que l’analogie semble pertinente tant l’économie de la « licence » se rapproche parfois de celle de la location : l’auteur ou l’éditeur du logiciel concède la jouissance de la chose au licencié, en contrepartie du paiement d’un loyer, pendant une durée limitée. Telles sont les conditions posées à l’article 1709 du Code civil sur le louage de choses.
2.3 Consensus pour la qualification de louage d’ouvrage en matière de logiciels spécifiques.
Les « licences » portant sur des logiciels spécifiques sont généralement considérées comme des contrats d’entreprise .
Cette solution semble s’imposer naturellement, puisque les contrats portant sur des prestations de développement spécifique ne constituent rien d’autre que des prestations intellectuelles, dont il n’est pas douteux qu’elles s’apparentent au louage d’ouvrage.
Cette qualification ne règle pas toutes les difficultés : il arrive souvent que les développements spécifiques ne constituent qu’un élément du contrat (par exemple lorsque le co-contractant fournit également du matériel), ou que les développements spécifiques soient effectués à partir d’un logiciel de base présentant les caractéristiques d’un logiciel standard.
Dans ces situations, tout est affaire d’appréciation de l’économie de l’opération : ainsi la cour de Paris a refusé de retenir la qualification de contrat d’entreprise à un contrat pourtant dénommé ainsi, au motif qu’il résultait « de l’économie générale du contrat litigieux que la fourniture du matériel était l’élément essentiel et que le travail du fournisseur se limitait à la mise en place du matériel pour en assurer l’utilisation normale et le maintenir en bon état de fonctionnement » .
3. Attention aux conséquences de la qualification.
La liberté contractuelle en matière de « licence » de logiciel est limitée à double titre : en premier lieu, la commune intention des parties ne doit pas permettre de faire obstacle aux règles d’ordre public ; en second lieu, il arrive fréquemment que pour déterminer cette commune intention, la qualification de la « licence » permette au juge de régler le sort des zones d’ombre du contrat.
C’est l’expression même de l’article 12 du nouveau Code de procédure civile, qui rappelle que le juge « doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s’arrêter à la dénomination que les parties auraient proposée ».
3.1 Mauvaises surprises dans les clauses de garanties.
En matière de garanties ? siège d’abondant contentieux en matière de logiciels ?, la jurisprudence considère que les vices de conception rendant un logiciel impropre à l’usage auquel il est destiné relèvent de l’action en garantie des vices cachés .
Pourtant, selon que la qualification retenue est celle de la vente ou du louage, la garantie due par le fournisseur varie singulièrement. La vente oblige, lourdement, le fournisseur à répondre des vices cachés : aucune dérogation à ce principe ne peut être admise dans les contrats, fussent-ils conclus entre professionnels. La seule exception admise est celle des contrats conclus entre professionnels de même spécialité ; encore faut-il convenir que la jurisprudence récente se montre particulièrement stricte quant à la détermination des spécialités.
Les licences stipulées sans garantie, ou contenant des clauses limitatives de garanties, ne sauraient donc être admises en matière de vente.
Si l’on considère en revanche que la licence ressort des contrats de location, le régime des vices cachés n’est plus soumis aux articles 1641 et suivants du Code civil mais à celui, plus indulgent (pas de bref délai) mais supplétif, de l’article 1721 selon lequel « il est dû garantie au preneur pour tous les vices ou défauts de la chose louée qui en empêchent l’usage » et qui ajoute que « s’il résulte de ces vices ou défauts quelque perte pour le preneur, le bailleur est tenu de l’indemniser ».
En matière de louage, la validité des clauses limitatives ou suppressives de garantie sera donc admise aux conditions ordinaires de validité des dispositifs contractuels.
Les seules restrictions sont celles, classiques, tenant à la mauvaise foi qui interdira au loueur de se prévaloir d’une clause de non garantie d’un vice qu’il connaissait, à la faute lourde et à la prohibition des clauses écartant l’obligation essentielle du contrat et libérant le loueur de toute charge .
3.2 De la nécessité de soigner la clause de cession de droits.
En matière de logiciels spécifiques, les programmes sont élaborés pour répondre aux besoins particuliers d’une entreprise qui les aura commandés, par exemple à une société de services.
Dans l’esprit des clients, ces réalisations qu’ils auront payées sont destinées à leur appartenir et ils pourront obtenir du fournisseur que le contrat comporte une clause par laquelle la propriété leur en sera transmise.
Or la combinaison des articles L. 111-1, alinéa 3 et L. 131-3 du Code de la propriété intellectuelle vient faire expressément obstacle à cette cession.
L’acquisition de ces logiciels implique donc une opération expresse de cession par laquelle le titulaire des droits d’exploitation entend, en général pour la durée de protection dont bénéficie le logiciel, en transférer la pleine titularité au profit du cessionnaire. Ce dernier peut alors librement exploiter le logiciel, le céder ou l’offrir à un créancier à titre de sûreté ou simplement l’utiliser à son profit.
3.3 Quelques éléments pour orienter la qualification.
On le voit à la lumière de ce qui précède : la « licence » de logiciel recouvre des réalités juridiques très différentes. Le praticien devra veiller à prendre toutes les précautions pour anticiper les conséquences d’une qualification inopinée.
Pour ceux qui souhaitent échapper aux sévères garanties de la vente, il est possible d’aménager la « licence » : mise en place d’une redevance récurrente (semblable à un bail), limitation à des droits concédés à des droits personnels (droit d’usage), limitation de la « licence » dans le temps avec organisation de la restitution du logiciel et/ou destruction des copies à la survenance du terme, etc.
Dans les opérations qui mêlent fourniture de matériels, de progiciels et de développements spécifiques, il sera souvent souhaitable de prévoir un contrat cadre : assorti d’un préambule soigneusement rédigé, le contrat cadre permet de comprendre l’économie générale de l’opération et notamment la prédominance d’une prestation standardisée (où les développements spécifiques se limiteront par exemple à des interfaces d’utilisation), qui militera en faveur de la vente, ou d’une prestation majoritairement intellectuelle.
Les clauses de recette revêtiront également une importance particulière. Ces clauses permettent d’encadrer l’octroi de la garantie : la recette pourra notamment prévoir une « vérification d’aptitude au bon fonctionnement » (VABF), qui valide la conformité du logiciel aux spécifications du client, puis une « vérification en service régulier » (VSR) qui permet la vérification du produit en conditions réelles. L’organisation d’une « VSR » permet de limiter le risque d’apparition de vices de conception, et renforce l’efficacité des clauses limitatives de garantie. Le prestataire pourra ainsi conclure un contrat de maintenance dès le prononcé de la recette, qui lui permettra de facturer des prestations qui auraient pu être exigées gratuitement dans le cadre de la garantie.
Quant à la maintenance, celle-ci relevant indéniablement du louage d’ouvrage, il est essentiel de prévoir régler contractuellement le sort des droits de propriété intellectuelle pour les prestations de maintenance évolutive par lesquelles le prestataire réalise des développements pour le client.