Par Benjamin May et Marie Liens
Publié dans la revue E-Commerce Law & Policy, Juillet 2008, Volume 08 n°7
Depuis 2003, une trentaine de décisions a été rendue en France en matière de mots clés et de liens publicitaires. Certaines ont reconnu la responsabilité du prestataire au regard des profits qu’il tire du commerce des liens sponsorisés, tandis que d’autres l’ont rejetée. Certains plaideurs ont choisi de poursuivre l’annonceur, alors que d’autres ont tenté d’engager la responsabilité du prestataire? Dans la plupart des cas, la question centrale est celle de savoir si le prestataire peut bénéficier ou non du statut dérogatoire de l’hébergeur.
L’éclairage très attendu de la Cour de cassation n’est jamais venu. Dans trois arrêts rendus le 20 mai 2008, la Cour de cassation a en effet préféré en référer à la Cour Justice des Communautés Européennes. La position de la CJCE mettra certainement un terme à la confusion qui règne en la matière dans la jurisprudence des pays européens.
1. Bourse des vols, Eurochallenges et Louis Vuitton c/ Google
Les sociétés CNRRH, Viaticum et Luteciel se sont aperçues qu’en saisissant leurs marques sur le moteur de recherche Google (respectivement « Eurochallenges » et « Bourse des vols »), les liens commerciaux apparaissant parmi les résultats de recherche dirigeaient les internautes vers des sites Internet concurrents. De son côté, la maison de luxe Louis Vuitton Malletier s’est rendue compte que Google permettait aux vendeurs de contrefaçons de réserver des mots clés tels que « Louis Vuitton copies» ou « faux Louis Vuitton ».
Dans l’affaire « Eurochallenges », la Cour d’appel de Versailles a décidé que l’annonceur avait contrefait la marque en l’utilisant comme mot clé pour des liens commerciaux qui promouvaient des produits et services identiques ou similaires à ceux protégés par la marque. Les juges ont aussi considéré que même si Google n’avait pas d’obligation de surveillance des mots clés sélectionnés par ses clients, elle aurait dû vérifier que les mots clés n’étaient pas identiques ou similaires à des marques déposées.
Dans l’affaire « Bourse des vols », la Cour d’appel de Versailles a jugé que Google s’était rendue complice de contrefaçon, puisqu’elle aurait dû être en mesure d’interdire l’utilisation de mots clés manifestement illicites, à savoir contraires aux bonnes m?urs, contrefaisant des marques notoires ou contrefaisant des marques connues de Google pour être détenues par des clients de son service Adwords (ce qui était le cas pour « Bourse des vols »). La Cour d’appel a rejeté les arguments avancés par Google selon lesquels la marque « Bourse des vols » devait être annulée en raison de son caractère descriptif et que les mots clés en question figuraient parmi les plus demandés par les clients.
Dans l’affaire « Louis Vuitton », la Cour d’appel de Paris a condamné Google sur le fondement de la contrefaçon, après avoir relevé d’une part, que le générateur de mots clés reproduisait et imitait les termes « Louis Vuitton » et « Vuitton » et permettait d’y associer les mots « faux », « réplique » et « copie », et d’autre part que le résultat d’une recherche Google avec le terme « Louis Vuitton » dirigeait vers des sites Internet offrant des produits contrefaisants.
Dans les trois décisions, Google a été reconnu responsable par les différentes Cours d’appel et a sollicité la position de la Cour de cassation.
2. Les arguments de Google devant la Cour de cassation.
Les arguments développés par Google dans l’affaire Louis Vuitton sont similaires à ceux développés dans les deux autres décisions et peuvent être résumés de la manière suivante :
– Google considérait que les juridictions françaises n’étaient pas compétentes pour statuer sur des demandes relatives à des sites Internet s’adressant à un public étranger, les préjudices étant subis par conséquent dans des pays étrangers.
– Google réclamait le bénéfice du mécanisme de responsabilité tel que défini à l’article 6 de la loi n°2004-575 qui transpose la Directive n°2000/31/CE sur le commerce électronique. Google estimait relever du statut de « prestataire de stockage d’information », et n’être responsable vis-à-vis des tiers que si, ayant été saisi par une autorité judiciaire, elle n’avait pas agi promptement pour empêcher l’accès à un contenu illicite. Ce système de responsabilité est applicable, selon Google, pour tous les services de stockage sans distinction sur le type de service ou le mode de rémunération du prestataire.
Google considérait également que ses clients jouaient un rôle actif dans la sélection des mots clés en choisissant librement le contenu des publicités et en en conservant l’entière maîtrise.
– Pour Google, l’usage des termes « Louis Vuitton », « Vuitton » et « LV » n’aurait pas vocation à qualifier des marques, puisque ces termes résultent d’un outil statistique, sont déconnectés de tout contexte et ne sont associés à aucun produit ou service. Google a reproché à la Cour d’appel de ne pas avoir procédé à la comparaison globale classique entre les signes litigieux et les marques concernées. De plus, Google a rappelé que le générateur de mots clés faisait partie de l’accord conclu entre le client et Google, et que ses conditions générales d’utilisation interdisaient aux clients de se livrer à la promotion de produits illégaux ou de choisir comme mots clés des marques appartenant à des tiers.
– La Cour d’appel a jugé que Google avait commis des actes de concurrence déloyale en portant atteinte à l’enseigne, à la dénomination sociale et au nom de domaine de Louis Vuitton Malletier. Or, selon Google, les juges n’ont pas établi les faits distincts permettant de caractériser la contrefaçon et la concurrence déloyale.
– Contrairement à l’avis de la Cour d’appel, Google considère ne pas avoir commis des actes de publicité trompeuse. Pour Google, la Cour d’appel n’aurait ni identifié, ni analysé les publicités prétendument trompeuses et n’aurait pas démontré que les consommateurs auraient pu être trompés sur l’existence de relations contractuelles entre Louis Vuitton et les sites Internet commercialisant des marchandises contrefaisantes.
– Enfin, Google a rejeté l’existence d’un lien de causalité entre le générateur de mots clés et le dommage invoqué par Louis Vuitton Malletier.
3. Les questions posées à la CJCE
Plusieurs points restant sans réponse à propos de l’atteinte à une marque par l’annonceur et/ou le fournisseur du service de mots clés, la Cour de cassation a posé à la CJCE trois questions préjudicielles :
– Le propriétaire d’une marque peut-il en interdire l’usage par le prestataire de service de référencement payant qui propose des mots clés identiques ou similaires à la marque ?
– Quelle serait la réponse s’il s’agit d’une marque renommée ?
– Dans l’hypothèse où un tel usage ne pourrait pas être interdit par le propriétaire de la marque (renommée ou non), quelles seraient les conditions nécessaires pour mettre en ?uvre la responsabilité du prestataire de référencement ? Ce prestataire peut-il être considéré comme un « hébergeur » au sens de l’article 14 de la Directive 2000/31/CE sur le commerce électronique ?
4. Jurisprudence européenne
Durant les derniers mois, les juridictions nationales des Etats membres ont rendu des décisions contradictoires en la matière.
En Italie, la cour de Milan a considéré que Google ne se livrait pas à un usage illégal de la marque dans la mesure où l’utilisation des mots clés ne permettait pas d’indiquer l’origine des produits ou des services.
Toutefois, l’annonceur pouvait être poursuivi sur le fondement de la concurrence déloyale (Milan, 15 octobre 2007, Key21c/ Multiutility et Google Italy).
En janvier 2008, les juges de La Haye ont considéré que l’utilisation de mots clés par une société vendant des produits d’occasion ne constituait pas un acte de contrefaçon à l’encontre du titulaire des marques (9 janvier 2008, Portakabin Limited c/ Primakabin BV).
Le tribunal de commerce de Bruxelles a ordonné la cessation de publicités Adwords qui dirigeaient les internautes vers le site EBay. L’emploi des marques « Ralph Lauren » et « Polo Sport » portaient atteinte aux droits de leur propriétaire et était donc contraire aux usages honnêtes (Bruxelles, 24 janvier 2008).
En février 2008, la Cour d’appel de Paris a décidé que Google, avec le générateur de mots-clés, utilisait des marques dans la vie des affaires et qu’un tel usage constituait une contrefaçon (CA Paris, 1er février 2008, Gifam et al. c/ Google).
Au Royaume-Uni, la High Court a considéré que l’emploi d’un terme de recherche pour produire des liens sponsorisés ne constituait pas une atteinte à la marque (High Court, 20 février 2008, Victor Andrew Wilson c/ Yahoo! UK Ltd).
En Allemagne, la court de Francfort a jugé que l’usage par un annonceur de la marque d’un tiers via Google Adwords n’était pas contraire au droit local des marques dans la mesure où les publicités se distinguaient clairement des autres résultats de la recherche (Oberlandesgericht Frankfurt am Main, 26 février 2008).
A ce stade, Google a marqué un point stratégique dans sa bataille devant les juridictions françaises en obtenant de la Cour de cassation qu’elle renvoie l’affaire à la CJCE. La réponse aux questions préjudicielles posées est d’autant plus cruciale qu’elle aura un impact considérable dans toute l’Europe sur l’activité des moteurs de recherche.